Editorial 82
Il y a quelques années déjà que nous cherchons avec Ugo Bellagamba et quelques autres à trouver des points de connexion entre la science-fiction et le théâtre. En effet, il y a des romans de science-fiction, des nouvelles de science-fiction, on peut écrire de la poésie de science-fiction, et puis il y a bien sûr de la bande dessinée de science-fiction, du cinéma de science-fiction… Alors, pourquoi n’y aurait-il pas de théâtre de science-fiction ? La réponse donnée à cette question tient sans doute au biais cognitif introduit par le cinéma et les effets spéciaux. Alors que nous nous revendiquons, et à juste titre, des littératures de l’imaginaire, il se trouve qu’en quelque sorte nous avons délégué à d’autres cet imaginaire lorsqu’il s’agit du cinéma. Les planètes étrangères sont reconstituées avec des écosystèmes cohérents, différents, mais qui nous sont donnés - sinon imposés - et nous pouvons croire finalement qu’il n’est possible de regarder de la science-fiction que si celle-ci peut disposer du même attirail sur scène que sur écran. Comment donc faire du théâtre de science-fiction, comment arriver à reproduire des effets spéciaux sans que cela ait l’air de relever du grand guignol et du carton-pâte. Faut-il trouver des Houdini ou des David Copperfield pour nous donner l’illusion des effets spéciaux ? Quand nous lisons, nous sommes à la fois les peintres, les décorateurs, les créateurs – à parité avec l’auteur – des univers que nous découvrons. Aussi fouillée, soient-elles, les descriptions laissent à notre imagination la plus totale des libertés. Et pourquoi pas au théâtre ?
Je reviens un instant au cinéma pour citer un film qui, pour moi est la quintessence du cinéma de science-fiction : Alphaville de Jean-Luc Godard : aucun effet spécial, aucun trucage, simplement la force du commentaire. Nick Carter au volant de sa voiture, arrivant dans la banlieue d’ une ville avec les éclairages publics de part et d’autre et le commentaire en off le décrivant comme arrivant dans une nouvelle Galaxies, est-ce que cela ne suffit pas ? Est-ce que depuis ma première vision de ce film, chaque fois que je traverse un paysage nocturne, et que j’arrive dans une agglomération, je ne pense pas cette scène, et je ne me représente pas moi-même pilote de ce vaisseau arrivant dans une nouvelle Galaxies ? Parmi les auteurs de science-fiction qui ont écrit du théâtre, et ils sont beaucoup plus nombreux qu’on le croit, on le découvrira à travers ce dossier et le recensement qu’en ont construit Annie et Philippe Mura, Ray Bradbury à sa place particulière. D’autant que la collection Présence du Futur a consacré plusieurs volumes à ses pièces de science-fiction. Bradbury, dans sa présentation de La Colonne de Feu, insistait sur cette non nécessité des effets spéciaux : « sans simplicité le spectacle n'a pas d'âme. J'ai vu tant de pièces faire des fours pour avoir été montées avec trop de luxe dans la mise en scène, les costumes et les décors. Dans le doute, laissez tout tomber, baissez le ton, plantez-vous au milieu de la scène éclairée par une seule lumière, et jouez. Mieux vaut un plateau vide qu'un excès de décors, une bougie que des batteries de projecteurs et un murmure que tous les truquages de tous les chanteurs de rock des temps modernes. »
Ugo Bellagamba, avec lequel nous avons créé depuis six ans maintenant un prix littéraire de la pièce de science-fiction, le prix Aristophane, a réuni autour de lui, une équipe : Hélène Cruciani, Annie et Philippe Mura déjà cités, Emilie Gévart, pour nous faire un peu plus pénétrer dans ce monde. Que ce soit le passage à la scène du premier roman de science-fiction, que constitue sans doute le Frankenstein de Mary Shelley, la mise sur les planches de l’Utopie, l’ouverture sur la recherche universitaire, qu’illustre Hélène Cruciani, que ce soit enfin le théâtre lui-même, avec des textes de Timothée Rey est de Caza, autant d’ouvertures, autant de raisons de découvrir ce théâtre et de le faire vivre. C’est ce à quoi nous nous employons, et j’en profite pour encourager les auteurs qui hésitent encore à nous envoyer leurs textes. Nous venons de repousser au mois de juin. La date limite du prix, Aristophane, 2023, profitez-en,
Des nouvelles aussi, avec un texte de Jean-François Chaussier, issu du palmarès du pris le Bussy 2022, un beau texte au titre polysémique et évocateur : « Phoenix », suivi d’une nouvelle de Jérémy Szahl : « Les hommes de l’Union ne meurent jamais » qui pose l’air de rien la question de la transhumanité et puis les chroniques d’Ukraine qui ce trimestre-ci, nous emmènent bien loin jusqu’à une planète qui de toujours nous a semblé promise : Mars avec une course pour le pôle. Et enfin bien sûr nus rubriques habituelles : série-graphie de Jean Guillaume Lanuque, qui prend cette fois la place de musique SF, le scalpel de Pierre Stoltze et les chroniques de lecture, coordonnées par Dounia Charaf pour les livres, Fabrice Leduc pour les bédés et les critiques de films rédigées par Jean-Pierre Andrevon himself.
Je ne vous retiens pas plus ! De la lecture, il y en a !
Alors… bonne lecture.
Pierre Gévart
23 mars 2022