En Attendant L'ÉDITORIAL 87

Un article d'Yves Frémion
Deux souvenirs de Françoise

 

J’avais pour Françoise un regard énervant pour moi.

En effet, d’une part elle avait un style littéraire un peu jeté à la va-vite qui à mes yeux méritait d’être plus travaillé – elle n’a jamais été une grande styliste – et ce qu’elle racontait aurait été plus efficace si cela avait été fait. Mais elle était pressée. D’autre part son propos me convenait si parfaitement qu’un jour je lui envoyais un de mes ouvrages avec une dédicace dont je me souviens encore : « À Françoise D’Eaubonne, qui nous rend tous moins cons ». Elle en conçut un si grand plaisir qu’elle m’en parla ensuite, et cela renforça une amitié déjà esquissée.

Car elle était un sorte de féministe dont hélas le moule est cassé : elle ne se coulait pas dans une parole toute faite, une doxa verbale de psychanalyse bon marché si en vogue à l’époque, ni alignée sur un gauchisme colonisé par les machos du temps. Son discours me plaisait beaucoup. Il m’aurait alors beaucoup plus encore si j’avais suivi – ce que je ne ferai qu’un peu plus tard – son action écologiste, dont il est inutile de dire qu’aucune mention ne fut jamais faite par le moindre media.

Dans aucune histoire du féminisme (sauf très récente) et encore moins dans aucune histoire de l’écologie[1] le rôle fondamental de Françoise n’est mentionné. Elle a pourtant créé le premier parti écologiste français, et présenté pour la première fois des candidats écolos à une élection – en fait, évidemment, des candidates sous le label du parti Écologie & Féminisme. J’en ai connues quelques-unes par la suite.

Si on sait aujourd’hui qu’elle a fondé le concept d’écoféminisme, son pays a longtemps tourné la tête de l’autre côté pour ne pas le voir, alors qu’ailleurs ce concept faisait des petit(e)s. Mais même comme écoféministe, elle ne suivait ni les rails du féminisme classique ni ceux de l’écologie politique des Verts. Chez les Verts on ne parlait jamais d’elle, mais le féminisme était une valeur de base, qui se traduisait par la parité à tous les niveaux, preuve qu’en sourdine elle avait imprégné la pensée des premiers écologistes politiques.

Il est rare encore aujourd’hui d’entendre parler des Gouines rouges. Ce bref mouvement radical d’une cinquantaine de militantes autour de Monique Wittig, dans les années 1971-73, désigné ainsi par un passant qui s’était vu proposer un exemplaire du Torchon brûle (revue féministe très radicale), gêne encore tout le monde. Françoise D’Eaubonne y participa et me le raconta avec délectation. D’abord membre du FHAR (Front homosexuel d’action révolutionnaire), puis du MLF (Mouvement de libération des femmes), et vite critique des deux, ce groupe organisait des happenings et agissait contre les crimes subis par les femmes. Parmi elles, un certain nombre d’activistes anti-patriarcales décidées, foulard rouge au cou et boulons dans les poches, allait jusqu’à attaquer des cars de flics, et un jour se mirent à plusieurs pour en renverser un – avec les flics à l’intérieur ! Ce n’était pas des non-violentes et l’époque ne l’était pas !

Une seule fois je suis allé voir Françoise chez elle. Je ne sais plus si j’étais en train de préparer un dossier sur le FHAR pour Actuel ou si c’était en une autre occasion. Dans le premier cas, j’étais peut-être accompagné de Daniel Riche qui préparait ce dossier avec moi. La porte s’ouvrit devant un jeune homme d’une vingtaine d’années, beau comme un dieu grec, qui me fit entrer. Françoise (elle avait alors une cinquantaine d’années) nous reçut avec son enthousiasme communicatif. « Jules, fais-nous du café » lança-t-elle au garçon. Ce denier sourit et avec une grâce féline nous dit : « Jules, c’est moi » et il fonça vers la cuisine, obéissant, puis muet. Je serais étonné que ce garçon s’appelât vraiment « Jules » ou si ce nom avait une signification plus générale de « jules ». Quoi qu’il en soit, l’ambiance était créée et je n’ai jamais demandé à Françoise de détails sur sa vie sentimentale, manifestement bisexuelle. La bisexualité n’était alors revendiquée par presque personne et les Gouines rouges dénonçaient autant la misogynie de certains membres du FHAR que la peur des membres du MLF d’être « débordées » par les lesbiennes.

Nous avions beaucoup parlé de science-fiction, car elle s’y était mise, surtout avec « Le satellite d’amande », typique de l’époque d’une SF militante qui est appelé « Nouvelle SF politique française », publiée alors par les revues Alerte ! ou Univers. L’essentiel de ce courant n’était pas en général de secouer l’écriture mais son contenu, que nous voulions en prise avec le réel, que l’imaginaire ne soit plus distraction, mais action. Là encore, Françoise y participa, notamment dans le n° 3 d’Alerte !, revue dirigée par Bernard Blanc, le chantre du mouvement. Mais encore aujourd’hui les histoires de la SF, même française, l’ignorent.

Notre culture ne sait quoi inventer pour effacer une actrice essentielle. Justement parce qu’elle est essentielle.

Éclectique parfois dilettante, à mille lieux d’un désir de carrière, Françoise D’Eaubonne a su côtoyer sans appartenir. Tout ce qui était subversif, innovant, secoueur de cocotiers, elle est allée le voir pour donner un coup de main. Si rien n’existait, elle l’inventait. Les militants ont disparu, les dirigeants sont oubliés, le féminisme s’est englué dans la censure réactionnaire, les partis écologistes dans la fascination électorale et le radicalisme n’est plus que celui de violences d’extrême-droite.

Les années post-soixante-huitardes qui ouvraient les portes les ont bientôt vu claquer à leur nez. C’est ce qui rend aujourd’hui une D’Eaubonne fascinante par sa lucidité, sa radicalité bienveillante, son humour – toutes choses indispensables pour que la société bouge. Qu’on nous la ressuscite d’urgence !

 

Yves Frémion


[1]Bien entendu excepté la mienne, ‘’Histoire de la révolution écologiste’’ (Hoëbeke , 2007) – désolé de cette autopromotion (qui n’en est pas une, le livre étant désormais indisponible).